“Le Goût du Vrai” d’Etienne Klein

A l’heure où des leaders mondiaux de grandes démocraties s’octroient régulièrement la liberté de travestir et d’occulter les faits, où le respect du temps long de la démarche scientifique cède à la frénésie des attentes, où une opinion personnelle est mise sur le même plan qu’un travail rigoureux d’analyse et de remise en question, l’intérêt pour la vérité semble gravement menacé.

Je n’aurais pas cru qu’un jour, “le goût de découvrir, d’apprendre, de comprendre”, qui me semblait former notre rapport au monde, puisse être mis à mal dans de telles proportions. Et en tenant le livret qu’Etienne Klein publie dans la belle collection “Tract” de Gallimard, j’ai presque l’impression de consulter un texte subversif qu’on échangerait sous le manteau.

Morceaux choisis

Dans “Le Goût du Vrai”, Etienne Klein dénonce notamment notre capacité à nous prononcer sur des questions sur lesquelles nous ne sommes pas compétents, et ainsi à promouvoir des contrevérités. Il fait référence à un biais cognitif, étudié par David Dunning et Justin Kruger:

“L’effet Dunning-Kruger s’articule en un double paradoxe. D’une part, pour mesurer son incompétence, il faut être compétent; d’autre part, l’ignorance rend plus sûr de soi que la connaissance“.

Etienne Klein, Le Goût du Vrai

Ce phénomène pousse des personnes à prendre des positions sur des domaines sur lesquels ils n’ont pas de compétence. A titre d’exemple des personnalités publiques ont pris parti récemment sur des questions médicales liées à la pandémie de COVID sans en avoir les compétences, prenant simplement soin de débuter leur affirmation par la précaution oratoire “Je ne suis pas médecin, mais …”.

Etienne Klein dénonce également le climat dans lequel vivent les idées aujourd’hui en se référant à Bernard Wiliams (Auteur de “Vérité et véracité, Essai de généalogie”):

Le philosophe britannique observe dans les sociétés postmodernes telles que la nôtre deux courants de pensée à la fois contradictoires et associés. D’un côté un attachement intense à la véracité: en témoigne le souci ce ne pas se laisser tromper, la détermination à crever les apparences pour détecter d’éventuelles motivations cachées derrière les discours officiels. Et à côté de ce refus – parfaitement légitime – d’être dupe, une défiance tout aussi grande à l’égard de la vérité elle même: celle-ci existe t’elle vraiment?

Etienne Klein, Le Goût du Vrai

Comment se peut-il que notre goût du vrai soit ainsi mis en péril? Etienne Klein fait remarquer que depuis les Lumières, nous accordions au temps un effet “constructeur et complice de notre liberté”. Mais depuis plusieurs décennies la science sonne l’alerte. Dés 1972, le rapport Meadows du club de Rome à consacré le fait que “notre croissance démographique et industrielle mène l’humanité à une sorte d’éffondrement, si l’on y change rien”. Ainsi le temps n’a alors plus un effet “constructeur” mais “corrupteur” et “les vérités de science ne nous consolent plus”. Ainsi “l’idée de science a divorcé avec celle de plaisir”, ce qui résonne particulièrement avec les propos sur l’avenir de la science de Nietsche:

“Si l’on ne satisfait pas à cette condition de civilisation supérieure, on peut prédire presque à coup sûr le cours que prendra l’évolution humaine: le goût du vrai va disparaitre au fur et à mesure qu’il garantira moins de plaisir; l’illusion, l’erreur, la chimère vont reconquérir pas à pas, parce qu’il s’y attache du plaisir, le terrain qu’elles tenaient autrefois: la ruine des sciences, la rechute dans la barbarie en seront la conséquence immédiate; l’humanité devra se remettre à tisser sa toile après l’avoir, telle Pénélope, défaite pendant la nuit. Mais qui nous garantira qu’elle en retrouvera toujours la force?”

Nietzsche, à propos de “l’avenir de la science”, cité dans Le Goût du Vrai (Etienne Klein)

Cet écrit ouvre le questionnement sur la nature du Vrai, sur notre capacité à l’atteindre. De nombreux éléments que nous croyons un temps certain, comme la platitude de la terre, se sont avérés faux par l’extension de notre savoir. La découverte du vrai semble une quête infinie, le contexte de l’étude s’étendant à la mesure de l’acquisition des connaissances, comme le décrit Victor Hugo dans le poème “A l’Homme”:

“…

La lunette avançant fait reculer l’étoile.

C’est une sainte loi que ce recul profond.

Les hommes en travail sont grands des pas qu’ils font ;

Leur destination, c’est d’aller, portant l’arche ;

Ce n’est pas de toucher le but, c’est d’être en marche ;

Et cette marche, avec l’infini pour flambeau, Sera continuée au delà du tombeau.

C’est le progrès.

Jamais l’homme ne se repose,

Et l’on cherche une idole, et l’on trouve autre chose.

Cherchez l’Âme ; elle échappe ; allez, allez toujours !”

Victor Hugo, La légende des siècles

Si le Vrai est ainsi inatteignable, quel peut être le moteur de cette marche infinie décrite par Victor Hugo?

Etienne Klein apporte peut-être une réponse dans le chapitre “De la joie de comprendre”:

Quiconque a fréquenté d’un peu près les questions scientifiques le sait: il y a un “érotisme des problèmes”. […] Comprendre, découvrir la clé d’un raisonnement ou d’une découverte, vérifier une loi physique élémentaire: voilà qui vous déplace, vous écarte de vos façons habituelles d’être au monde. Mine de rien, vous devenez d’un coup quelqu’un d’autre. Après un détour plus ou moins long, le réel, soudain, vous répond, vous fait signe.

Etienne Klein, Le Goût du Vrai

Et si cette quête était rejoignait celle des exploracteurs: parcourir des chemins plus ou moins long, et partager les signes du réel qu’il découvrent en chemin?

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